Journal intime d'un bébé formidable

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C’est un bébé qui raconte sa conquête du monde, est ses aventures intimes à la manière d’un journal d’explorateur. Car les bébés sont les derniers grands aventuriers. Tout est vrai : les détails vécus et les pensées du bébé. Personne ne pourra me prouver le contraire. C’est issu de l’observation quotidienne de mon fils entre zéro et trois ans. Il était formidable (mais comme tous les bébés).

« Avoir les yeux ronds comme des billes devant les mille et un miracles de tous les jours, tel devrait être l’enseignement de ce journal intime d’un bébé formidable qui permet aussi de retrouver un peu de cet esprit d’enfance que l’on croyait perdu »
Le Figaro

Format : Poche - 11 x 18 cm
Page : 124
Editeur : J'ai lu (20 février 2008) - n°8587
ISBN-10 : 2290007102


– EXTRAIT –
Je m'appelle Antoine. Je ne suis qu’un très jeune bébé. Néanmoins, j’ai choisi de tenir ce journal sur le vif, sans plus attendre, de manière à ne rien manquer des premiers instants. C’est sans repère chronologique (j’en suis vraiment au tout début, je tâtonne). C’est un peu brouillon. C’est, en tout cas, à mon image: bouillonnant, anarchique, maladroit, mais sincère.

J’ai longtemps pu mesurer l’univers à la longueur de mes bras. La douceur placentaire était une limite certes, mais agréable et sécurisante. Pour le moment, je ne vous le cache pas, je souffre surtout de l’absence de point d’appui. Je veux bien changer de monde pour un plus grand. Mais, pour la transition, j’aurais préféré une taille entre- deux.

Fort heureusement, j’ai identifié un rituel qui m’offre mon premier repère. Qu’il me suffise de confier ma profonde détresse, exprimée à grand renfort de cris stridents et de gesticulations poings fermés, et me voici enfournant profondément le téton de la Vie, entourant de mes bras la volupté faite chair blanche et douce.

Et là, je tète comme un forcené, jusqu’à ce que, quelques secondes et hop, jaillisse un chaud liquide. Je m’en goberge sans modération. Tant pis si j’en régurgite la moitié sur mon pyjama à lapins. Sachez que c’est ça ma conception de la vie: pas de calculs mesquins. Tout engloutir ! « Vite, et fort! », c’est ma devise et pour un bon moment.

Cette frénésie sans doute excessive à l’approche du sein, qui me fait perdre tout sens de la mesure, n’est pas d’essence exclusivement alimentaire. Non. Il s’y glisse une trouble sensualité. Outre le goût du lait à nul autre pareil (épargnez-moi vos saletés en poudre dans leurs boîtes de fer !), règne autour de ce téton une odeur (précisément) entêtante, nostalgie de mon pays natal.

À ce propos, vous ai-je parlé du bain ? Je sais, il est illusoire de chercher dans une cuvette en plastique un peu de ce bonheur amniotique du ventre maternel. C’est le passé, n’en parlons plus. Mais tout de même, ce sou- venir d’apesanteur, cette chaleur protectrice sur ma peau... Et toute ma jeunesse revient ! Chaque fois je me fais bluffer : dès que les talons, puis les genoux, puis le ventre retrouvent le contact avec l’univers liquide, je me dis : « Ça y est ! Je retourne chez ma mère ! »

L’illusion serait parfaite s’il n’y avait pas l’autre grand, là, avec ses bras immenses, qui me maintient obstinément la tête hors de l’eau... Mais qu’il me laisse me retourner ! J’ai l’habitude !

Et puis mes mains heurtent les parois rêches (on est très loin du velours placentaire). Là, je comprends que c’est raté, ce n’est pas encore pour cette fois. L’autre me retire déjà de l’eau, soudain il fait froid, sa serviette me gratte, tout est nul. Je pleure.

Ce matin, j’ai réussi à atteindre mes pieds. Ça faisait un moment que je les avais repérés ces deux-là. Ils batifolaient en toute liberté. J’étais sur le dos. Hop, j’en ai chopé un au vol. Vous dire l’effet que ça m’a fait ? Étrange. Car au moment où j’avais le sentiment de saisir, j’avais aussi le sentiment d’être saisi. J’étais en quelque sorte l’attrapeur et l’attrapé. Ce n’était pas désagréable. Dans cet univers chaotique où je me meus (si peu d’ailleurs), c’était comme un cercle qui se clôt, un territoire qui se définit.

Ainsi, ces deux pieds batifolants et moi-même appartenons au même espace sensitif. L’information du jour est de taille et suffit à mon bonheur de chercheur : le territoire personnel dont j’explore les limites vient de s’élargir à ces deux pieds. Satisfait de cette double annexion, je m’endors illico comme une masse.

C’est un problème, ces pertes de conscience. Je me réveille toujours dans un endroit différent. Le décor a changé, les silhouettes qui se penchent sur moi égale- ment. Je dirais aussi que l’humeur du lieu n’est plus la même. Je suis très sensible à ces variations de luminosité, d’odeurs, et d’arrière-fonds sonores.

Comment et pourquoi s’opèrent ces changements en mon absence ? Je me promets chaque fois de rester éveillé pour voir. Et chaque fois, je m’éveille ailleurs.

Je ne sais pas si ça va durer mais dès que je remonte à la surface de la vie, tout m’intéresse, m’épate ou me fait peur. Et quelquefois tout cela en même temps. C’est excessif mais ça me ressemble assez : j’ai un appétit de vivre et de savoir proprement abyssal !

Et je ne m’habitue pas : mon compteur de curiosité est sans cesse remis à zéro. Je peux voir dix fois les mêmes choses, dix fois je suis sur les fesses. En gros, chaque fois que je m’éveille, je nais. Retenez-le : c’est une bonne technique pour ne jamais s’ennuyer. Moi, en tout cas, j’ai pas le temps.

Il faut dire aussi que tout est vraiment épatant. Toutes ces couleurs, ces formes... Je suis perpétuellement époustouflé par un flot de sensations. Parfois, c’est trop, je pleure. Et quand c’est trop trop, je dors.

Vous comprendrez que mes jours soient plus courts que les vôtres. Que je puisse en vivre cinq pour une seule de vos journées. Je porte tout à la bouche. Le goût est un outil très sûr de connaissance de l’univers. Il me permet de classer le monde des objets en deux catégories strictes et sans appelþ: les choses qui donnent du lait, et celles qui n’en donnent pas. Je ne vous cache pas ma préférence pour les premières.

Aujourd'hui, j’ai essayé ma voix. Plutôt réussi. Rien à voir avec le caquètement des gens qui m’entourent. C’était, disons, plus... fluet. Un mélodieux gazouillis, qui m’a étonné. Tout comme les pieds du bout de mes jambes sont aussi moi, ce son est encore moi. Sauf qu’il cesse d’être moi quand je ne le produis plus. Il s’envole dans le silence. Moins fidèle que les pieds, donc.

Au chapitre des grandes découvertes, je citerais... les oreilles. Ma main divaguait là-haut, sans but précis. Quand soudain elle capta cette écoutille pavillonnaire de chair chiche mais ferme, solidaire de la tête par un point d’attache résistant. Cette oreille aussi était moi, mais de façon si discrète que nous ne nous étions pas encore remarqués. Les présentations faites, je me mis en quête d’un appendice jumeau, incrusté semblablement sur mon crâne. Ai-je en moi une notion innée de la symétrie ? Je dirigeais instinctivement mes recherches à l’exact opposé de la tête, au moyen de l’autre main. Gagné ! La même ! La carte de ma géographie personnelle venait de s’enrichir de deux nouvelles conquêtes. Et par là même, un peu de mon obscurantisme anatomique se dissipait encore.

Chers (et dévoués) proches qui partagez ma vie, pardon pour cette nuit... Je crois que j’ai une nouvelle fois abusé de votre patience. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je dormais pourtant bien. Et puis quelque chose de vio- lent qui me tordait le ventre m’a expulsé du sommeil et jeté dans des cris de rage. Dans ces cas-là, une urgence : faire cesser ce malaise insupportable. Il était sans doute tard (je redoute même que ce ne soit au cœur de la nuit), mais il me faut ce liquide chaud qui irrigue ma gorge, comble mon être, me redonne vie.

Ensuite, je crains d’avoir délaissé sans un mot la chère source de jouvence maternelle (tirée du lit, embrumée de sommeil et déchirée par mes cris), pour m’en retourner à mes affaires, paupières collées à nouveau, dans un dernier rot de satisfaction goujate. Il faut reconnaître que c’est un peu mon style.

Je ne suis pas un mauvais bougre : qu’on se penche sur mon couffin, droit dans les yeux, et je gratifie le visiteur d’un large sourire qui le fait fondre et sourire à son tour. Un sourire communicatif qui recèle dans ses petites commissures toute la douceur du monde. Qu’une armée en partance pour la guerre se penche sur mon berceau, et je me fais fort de désamorcer, soldat après soldat, toutes velléités belliqueuses.