Ça, c’est la rue où j’habitais à Quito, à flanc de plateau. Le type c’est moi, avec Serge lama (le nom que je lui ai donné, qui ne fait rire personne là-bas). Et là-haut, ce sont les tours du Quito chic. Pratiquement aucune n’est antisismique, bien qu’elles soient construites sur la ligne de faille qui traverse la capitale équatorienne. Au prochain tremblement de Terre, il est clair qu’elles s’effondreront sur les quartiers pauvres en-dessous.
Vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes crée une tension intéressante, au sens où la vie quotidienne prend des allures de tragédie potentielle. Malgré ça (moi je pense à cause de ça !) les habitants du quartier sont parmi les plus joyeux et festifs de la ville. Chaque journée est un jour de plus !
En tant qu’explorateur cycliste de la ville, je suis toujours à la recherche du hors piste. Les endroits oubliés, les zones semi-hostiles où la nature reprend ses droits… C’est devenu rare à Paris. Il y a eu longtemps les sablières des quais du XIIIe directement sorties de chez Simenon, ou les usines interlopes, les moulins de Pantin sur le canal de l’Ourcq… Tout a été civilisé.
Pour retrouver un peu de sauvagerie, j’ai donc tenté les quais de Seine inondés. Incertain cabotage à contre-courant sur deux roues. Et j’y ai fait la rencontre improbable pour un cycliste d’une famille poisson, se glissant sous mon pédalier. Ca valait le coup de mouiller le pantalon.
Inutile d’aller chercher au bout du monde le frisson du danger et l’adrénaline. Traverser la place de la Concorde à Paris est l’une des dernières grandes aventures humaines. Chez le cycliste, c’est un bon moyen de tester sa légitimité sur la chaussée et sa capacité à imposer la douceur de son mode de transport.
Je conseille de s’y engager sans un regard pour les automobilistes (c’est à eux de prendre soin de vous) avec la tranquille assurance du curé de campagne ou la légèreté papillonnante de la jeune fille en fleurs. Je recommande aussi fortement de siffloter gaiement. Et alors le miracle opérera : le flot de voitures s’ouvrira face à vous comme la Mer Rouge devant le peuple juif. Garanti.
A Madagascar, on croise parfois ce genre de couple dépareillé. Le type, parfaitement décomplexé, venu consommer la jeunesse locale comme un vampire.
J’y vois l’éternel retour du colonialisme. Après être longtemps venu piller les richesses du pays, voici que le vieux blanc européen revient utiliser son pouvoir d’achat (d’ailleurs issu par ricochet de la période coloniale) pour cueillir les jeunes filles dans la fleur de l’âge.
Les Malgaches sont tellement belles, et les vieux Français tellement laids que la caricature est criante. D’ailleurs souvent je crie. « Salaud ! »
Sur une île proche de Madagascar, cette scène dérangeante: un voleur promené par un policier à travers tout le village. Les enfants en tenue d’écolier sont invités à le huer et à former un cortège derrière lui. Ils ne se sont pas fait prier, sifflant, chantant, insultant joyeusement le prisonnier. Une forme de justice populaire, d’autant plus forte qu’elle provient de jeunes enfants à qui on inculque au passage une leçon de morale.
Moi j’ai surtout vu la honte et la tristesse dans le regard fuyant du jeune voleur, qui, il n’y a pas si longtemps encore, se trouvait sans doute parmi la meute d’écoliers insouciants.
J’ai vécu six mois sur l’île aux nattes, au large de Madagascar, avec ma famille. Antoine, mon fils, s’est épris d’animaux facétieux et imprévisibles (à son image): les lémuriens. Il montait sur le château d’eau qui alimente les paillotes, pour ne pas rater leurs apparitions; chaque fois des petits moments de magie pure.
Le grand jeu était de deviner leur présence dans le feuillage, et de guetter le moment où ils allaient s’élancer d’une branche à l’autre avec une grâce inouïe, en poussant de petits cris qui tiennent plus du ricanement. D’ailleurs, ils donnaient l’impression qu’ils se moquaient de nous sans vergogne.
Les lémuriens n’ont pas peur de l’homme, ils tolèrent sa présence sur ce qu’ils considèrent être leur territoire. Et n’hésitent pas à prélever leur impôt, en pénétrant dans les habitations pour voler tout ce qui se mange. Antoine s’est lié d’amitié avec un lémurien d’une espèce plus petite. Jeannot venait se loger sur son épaule chaque matin, quand il prenait la pirogue pour rejoindre l’école sur l’île voisine. Pas mal comme anecdote à raconter sur Facebook aux copains restés en France…
C’était un dimanche après-midi pluvieux, sur la montagne qui fait face à Quito. Un match de foot sur un terrain très long mais très étroit, presque une piste d’athlétisme. Dans ces Andes volcaniques, il n’y a pas la place pour construire de vrais terrains… Alors les Équatoriens jouent partout où c’est possible.
Ils portent fièrement des maillots de grands clubs européens. En arrivant, j’ai cru assister à un match Manchester-Barcelone. J’aime la passion que les Sud-Américains mettent dans le football. Rien ne les arrête, ni les conditions météo épouvantables à la saison des pluies ou sous la canicule, ni le peu de place que leur laisse la montagne.
Là-bas, derrière la ligne de touche à l’opposé, c’est le vide. Le flanc de montagne plonge dans la vallée. Et ça remonte de manière aussi abrupte vers le plateau de Quito, noyé dans la brume.
Quand le ballon sort du terrain, la plupart du temps il est perdu, et roule tout en bas. »
Propos recueillis par Marion Quillard