Dans le train (le vrai). Une sonnerie de téléphone portable. Et s’ensuit une conversation (une moitié de conversation) au cours de laquelle aucun détail intime d’une relation amoureuse déliquescente ne m’est épargné. Je fais part à un ami de mon étonnement que les téléphoneurs ferroviaires puissent autant vivre dans la fiction d’être isolé au milieu d’un compartiment complet. Ils font comme chez eux. Et je développe l’idée, pas très neuve, pas très originale, mais bon, l’ami me pardonnera, que le privé grignote sans cesse un peu plus le public. Et je conclue doctement, qu’une voiture SNCF n’est pas un espace privé.
L’ami n’est pas du tout d’accord, mais alors pas du tout, et il boucle son raisonnement sur cette conclusion lui aussi qu’un train n’est pas une espace privé. Je ne mentionnerais même pas cette conversation sur l’usage du portable qui est une tarte à la crème de débats convenus, si notre joute verbale enjouée ne s’achevait sur une conception diamétralement opposée, mais pourtant avec la même conclusion. Etonnant, non ?
Moi : on ne peut pas se conduire dans un lieu public comme chez soi, car c’est un espace commun, donc le respect de l’autre etc. (lieu commun en effet). Lui : un lieu public, ce n’est pas un espace privé, on ne peut exiger le silence des autres comme on le ferait chez soi, ni que rien ne viennent nous perturber. Il faut accepter l’existence de l’autre.
J’adore ce genre de sophisme. Qu’un idée puisse dire une chose et son contraire. L’idée qu’on ne peut mettre en cage, c’est l’assurance d’une pensée qui ne se pose pas où on le voudrait.
Marion a onze ans, et comme elle ne sait pas bien quelle attitude adopter vis a vis d’une fille de son âge qu’elle ne connaît pas encore, elle sort son portable, et s’éloigne dans le jardin. Ses parents s’en amusent, car ils savent que le portable n’a plus d’unités. Marion n’en mime pas moins avec réalisme une conversation sérieuse.
De loin, l’effet est troublant. Elle marche un temps puis fait volte face pour parcourir le chemin inverse, elle lève la tête, sourit en approuvant, regarde le sol soucieuse, enroule une mèche de cheveux autour de son doigt. Toute la gestuelle de l’abonné SFR, qu’elle a mille fois eu le loisir d’observer, d’apprendre. Sans le savoir, elle tend à ses parents hilares un miroir fidèle. A ce détail près qu’elle parle dans le vide. Mais n’est-ce pas en cela que l’imitation est la plus réussie ?
Dans le métro, une publicité pour le GPS : « n’écoutez plus votre instinct ! ». Le GPS est un formidable outil de guidage par satellite. A bord de n’importe quelle voiture, il permet de retrouver son chemin, dans la jungle des villes. Mais l’instinct, ce n’est pas mal non plus. Un peu plus difficile à déclencher, il n’y a pas de off/on. Il requiert un état de disponibilité de tous les sens. Un état de confiance en soi. Et un accès préservé à notre part animale. C’est sûr qu’il est plus tentant d’appuyer sur un bouton, plutôt que de s’en remettre à un guide intérieur aussi fantasque.
D’où la tentation de remplacer nos facultés personnelles par de la technologie, réputée plus fiable. Pourtant, devant cette affiche, mon instinct me dit que ceux qui prétendent avec de la technologie, nous mettre à l’abri du danger, nous rendent bien plus vulnérables.
Désormais entre chaque métro, nous connaissons exactement le temps d’attente. Une minute pour le prochain, quatre pour le suivant. Grâce à des chiffres lumineux sur un panneau. Ce n’est donc plus la même « qualité » d’attente. Le temps nous est livré en tranches, au couperet. Sans bavures. Je sais que j’ai trois minutes devant moi, et l’assurance d’être délivré de cette attente au terme. Psychologiquement, je « gère » plus facilement. Je ne suis plus dans le flou, l’indétermination (une panne ? un retard ? Je vais rater mon rendez-vous…) le léger stress qu’il me fallait affronter auparavant.
Ce progrès peut faire sourire ceux qui connaissent les taxis-brousses africains. On monte dans la voiture. Elle ne partira que lorsqu’elle sera pleine de voyageurs. On peut parfois être cinq, entassés, mais le chauffeur attend un sixième passager pour démarrer. Qui mettra peut-être une heure à venir. Ce qui crée un temps étrange pour nous les occidentaux, pendant lequel il nous faut renoncer à l’impatience (notre maladie collective), la révolte, le désespoir… Et accepter cette suspension du temps, cette parenthèse, faute de quoi on devient fou. Il peut même arriver qu’on finisse par apprécier le doux bercement de ce moment inédit : l’attente indéterminée.
La grande ennemie actuelle, c’est l’incertitude. C’était pourtant la compagne de route des générations antérieures, qui n’avait pas d’autres solutions que de trouver la force intérieure de l’affronter. Et qui s’en trouvaient souvent grandies (pas le choix). Cette glorieuse incertitude, la voici maintenant chassée impitoyablement de nos vies, colmatée comme toutes les brèches par où on risque de s’échapper de nous même, ou de ce nous croyons être.
Une autre publicité dans le métro. En quatre par trois, de superbes paysages sauvages. Avec cette différence que les lignes du zèbre dans la savane, la parure d’un poisson de la mer de corail, ou l’eau d’une cascade sont remplacées par… des codes-barre. J’adore le côté « décomplexé » des publicitaires. A l’heure où l’on prend conscience des ravages de la marchandisation du monde, ils enfoncent joyeusement le clou, pour le plaisir d’une belle image (et la rentabilité de l’affaire).
Si notre civilisation courait à sa perte, filait vers le gouffre, les publicitaires en seraient les vibrionnants poissons-pilote.