Ca s’appelle « le jardin ferroviaire ». Une complexe de voies de chemin de fer miniatures. Le tout dans un jardin. En cela l’appellation n’est pas trompeuse. C’est mon petit Antoine qui voulait absolument revoir ça. On l’avait déjà visité l’année dernière juste après le « palais idéal du facteur Cheval ». J’avais alors observé la même obsession à construire en réduction, et de manière privative, un monde parfait. Une mention toute particulière à l’increvable facteur qui a consacré sa vie et sa brouette à collecter des cailloux pour sortir de terre un gros gâteau meringué de roches aux excroissances amphigouriques, et constellé de vérités définitives sur la vie, gravées aux angles du palais et au coin du bon sens.
Mais le jardineur ferroviaire, qui n’est pas loin géographiquement, ne l’est pas non plus au classement mondial des obstinés magnifiques. Cette deuxième visite me permet d’apprécier les subtilités de l’œuvre. Antoine court après les locomotives et leurs wagons hyper-réalistes, tout au long d’un parcours abusivement sinueux au cœur d’une mise-en-scène végétale qu’on devine travaillée au coupe-ongle. Moi ce qui m’attire, ce sont les à-côtés. Car le démiurge ne s’est pas contenté du ferroviaire, il a reconstitué tout un univers autour : voitures aux passage à niveaux, chapiteaux de cirques avec animaux en libertés, coureur cyclistes etc. Une ville complète avec ses multiples activités, du boulanger au facteur. Un clin d’œil au voisin chevalin, il y a même (terrifiante mise-en-abyme) la reproduction miniature du « palais idéal ».
Chez nos deux amis bâtisseurs, il y a cette idée de l’ « idéal » qui me met un peu mal à l’aise. Ce monde parfait, figé en un instantané, même si les trains bougent en tous sens (mais en boucle), cet univers clos, replié sur lui-même hors du temps, ou dans un temps bienheureux comme le sont les souvenirs, laisse une impression vaguement mortifère. Sans compter la répétition à l’infini des mêmes figures, qui ne laisse aucune échappatoire. Aimerais-je vivre là, si j’étais un jour réduit au 1/25e ? Pas sûr. Ce serait comme habiter une carte postale aux couleurs retouchées. Ce monde est trop bien huilé, les aiguillages fonctionnent au quart de tour, et les convois se laissent passer les uns les autres avec une excessive politesse. Il y manque les aspérités, les décalages, le hiatus, l’inadvertance qui sont les ferments du vivant.
Certes, il y a un incendie, mais les pompiers sont déjà sur le coup. Un accident de la route, mais sans gravité, Et deux voleurs s’enfuient par les toits. A mon avis les policiers vont les cueillir en bas .Une intuition soudain. Ca y est, je sais ce qui manque : LE MAL. C’est un peu audacieux comme théorie, j’hésite à aller l’exposer au gars qui déchire les tickets à l’accueil, mais j’en meurs d’envie : « monsieur, vous avez oublié LE MAL ! Vous savez bien comment fonctionne l’électricité, vous qui avez conçu cet invraisemblable circuit. Il y a deux pôles. Or vous, vous n’avez branché que du positif ». Je renonce à développer ce théorême de physique spirituelle avec lui, car je le sens peu disposé à une remise en question aussi fondamentale. Et puis, qu’aurais-je à lui suggérer : des scènes de tournantes dans une cave en miniature, un détournement de biens sociaux au 1/25eme ?
Je vois Antoine qui s’émerveille devant la reproduction d’un stade de foot, avec un luxe de détails attendrissants. Et je baisse les bras, me préservant pour d’autres combats. Au cœur de ce petit monde merveilleux, je me dis que si le bonheur « c’est du malheur qui se repose », le jardin ferroviaire, c’est le Mal qui a pris des vacances.
Au jardin ferroviaire, débarquent une ou deux classes d’élèves en visite groupée. Ils ont une dizaine d’années. Ce ne sont qu’exclamations et déboulées en tous sens. Les grappes d’enfants galopent, s’immobilisent deux secondes pour pointer du doigt, s’esclaffent, se divisent, filent se fondre dans d’autres grappes, qui éclatent à leur tour. Il tombe quelques gouttes, les deux institutrices à bout de nerfs en profitent pour précipiter tout le monde dans le bus.
Débarque le contenu d’un autre car. Un voyage organisé de retraités cette fois. Ils ont leur imper, un foulard sur la tête ou un des parapluies déployés. Le contraste est saisissant : eux trottinent dans l’allée en une interminable file indienne, et dodelinent à gauche puis à droite en chuchotant.
Ce jardin ferroviaire, qui m’avait déjà offert un résumé du genre humain, me propose maintenant un raccourci du temps qui passe. Entre les deux groupes de visiteurs, une soixantaine d’années ont filé en quelques secondes. Ou alors, sont-ce les écoliers fougueux qui ont disparu dans la faille temporelle du lieu - prisonniers de la boucle ferroviaire sans fin et sous le charme vénéneux du monde idéal - pour être régurgités en vieillards dodelinant ?
Quoiqu’il en soit, j’accélère le pas pour quitter l’endroit au plus vite, sous peine de voir mon Antoine de neuf ans transformé en retraité chenu, et moi par conséquent, en je ne sais quoi, je préfère ne pas savoir. Antoine me demande si on reviendra l’année prochaine. Je réponds « pas sûr », ne tentons pas le diable, qui finalement était bien là.