Ton père ce hérosUn jour mon fils a eu huit ans. Mais avant ça, j’ai eu le temps d’être un héros pour lui. Je raconte ce temps de partage inouï entre un père et son enfant, et les mille anecdotes vécues ensemble entre quatre et huit ans, avant que la statue ne se fendille. Je l’ai suivi pas à pas, j’espère sans l’encombrer.

Il m’a aidé à grandir. On croit toujours que nous apprenons tout aux enfants, alors que si ça se trouve, c’est l’inverse. C’est en observant son enfant qu’on se découvre soi-même.

« Un petit bijou de drôlerie et de tendresse »
Le magazine PARENTS

Format : Poche - 11 x 18 cm
Page : 190
Editeur : J'ai lu (22 février 2008) - n°8586
ISBN-10 : 2290004545

Pour commander :Commande

 

 

EXTRAITS

Sur la plage de Carqueiranne, on s'aventure dans les rochers. Une fois franchi le petit cap, la plage disparaît, nous voilà seuls dans un décor dantesque de roches acérés, un chaos quasi volcanique, où la mer s'engouffre avec fracas. Il ne nous en faut pas plus pour nous mette à fanstasmer. Je commence à t'annoncer que nous sommes les seuls humains sur une terre en furie. Tu embrayes assez facilement sur le thème, et nous bâtissons illico un univers fantasmagorique, peuplé de monstres tapis, une aube de l'humanité bruissant de mille dangers, pour deux fragiles rescapés, aux prises avec des éléments qui les dépassent.

Quand arrive un pêcheur en tongs, canne sur l'épaule, et sifflotant. L'intensité dramatique baisse d'un cran. On peut difficilement faire mieux pour briser la magie. Armstrong sur la lune n'aurait pas été plus déconfit, d'y découvrir une famille de pique-niqueurs. L'iconoclaste inconscient nous salue au passage, un doigt sur le bob,  nous et notre univers en furie de pacotille, bras ballants, comme deux couillons.

Un peu plus tard, au milieu des rochers : "Non pas par là ! On va se noyer et après on pourra plus jamais vivre !"

Sur la plage, ta mère t’a fait rencontrer un type qui t'apprend les ricochets sur les vagues. Tous les jours tu cours vers lui. Je reste seul. Jaloux ? Oui, bon un peu. Aujourd'hui, je décide d'aller me balader dans les rochers tant que tu es avec lui (puisque c'est comme ça !).
Dès que tu me vois m'éloigner, tes bras s'agitent: "Papa, je viens avec toi !" Quand tu m'as rejoint, je toise ton professeur de ricochet d’un regard de macho qui a récupéré sa belle.

Tu me montres tes mains pleines de galets plats. "P'pa, regarde tous les ricochets que j'ai trouvés !"

"Quand on est mort, c'est qu'on a fait tous ses anniversaires ?" Dans ta question, est-ce qu'il y a l'idée qu'on aurait chacun un quota d'anniversaire à ne pas dépasser ? Ou alors cette autre que quand on a fêté tous ses anniversaires, qui sont les meilleurs moments de la vie, il n'y a plus qu'à mourir, car c'est trop triste ?

C’est fou :  je te tiens par la main, ta petite tête blonde m'arrive à peine à la hanche. Ce tableau incroyable, j'ai l'impression de l'avoir rêvé mille fois. Quand j'imaginais avoir un garçon un jour, c'est cette scène que je voyais. Et normalement, la réalité s'empresse de nous prendre à contre-pied. Ce n'est jamais ce qu'on anticipait. Surtout pas ce cliché parfait: la grande main dans la petite main, la chère tête blonde… La réalité a oublié de me décevoir. Je file doux, jusqu'à ce qu'elle s'en aperçoive.

A l'approche de Noël, tu formules quelques demandes exorbitantes à l'endroit du père Noël, sans l'ombre d'un doute. M'estimant un peu concerné par l'affaire, je tente de t'expliquer que, c'est peut-être beaucoup, tu n'auras peut-être pas tout ce que tu as commandé, le père Noël a des limites.
Tu me regardes avec amusement, un peu interloqué de mon intrusion, l'air de dire: "de quoi je me mêle ? C'est une affaire entre le père Noël et moi. Je connais bien le gaillard, il va gérer tout ça, pas de souci, père. Est-ce que je m'inquiète pour ton salaire moi ?"

Pour Noël, tu voulais un talkie-walkie. Evidemment tu l’as eu. J’imagine que c’est en rapport avec ton imagination guerrière. C’est le mode de liaison entre les troupes d’assaut. Tu veux l’essayer de suite. Tu files déjà deux étages plus haut. Je m’apprête donc à fourbir l’un de ces dialogues saignants comme le ferait un capitaine à son lieutenant, en direct du front, face aux rascals d’en face.
C’est toi qui parles en premier. J’entends ta petite voix qui grésille dans la boîte en plastique, comme si j’étais au front. Ca marche.
-    Papa ?
-    Oui ?
-   Je t’aime.
Une fois de plus, tu me prends de court. Si je m’attendais à ça de la part d’un lieutenant pour son capitaine. Comment fais-tu pour chaque fois trouver la faille dans ma ligne Maginot ?

Nous deux, des fois je pense que c‘est pour toujours. Et puis à d’autres moments, j’ai des accès de lucidité : je me dis qu’il est possible que tu grandisses, et que rien ne soit plus comme avant. Nos aventures père-fils auraient donc une fin ?
En tous cas, mathématiquement, ça semble imparable. Quand tu auras 45 ans, j’en aurai 85. Il y a fort à parier qu’à 85 ans je ne pousserai pas mon fils dans le caddy du supermarché, filant sur le parking en évitant les poteaux à la dernière seconde. Je ne t’emmènerai pas non plus sur mon vélo voir des films avec des explosions. Il n’est même pas sûr que tu viennes encore te glisser dans le lit le dimanche matin, entre ta vieille mère et ton vieux père (quelle vision déprimante !).
L’inverse me paraît encore plus tragique : moi dans le caddy au milieu des légumes, ou sur ton porte-bagage, la calvitie au vent. Ou pire, moi dans le lit entre ta femme et toi. J’arrête, c’est un cauchemar. Rien de cet avenir ne me tente.
Alors je retourne au présent avec toi, le présent, ces petits bouts d’éternité, le seul endroit qui vaille, et je pousse le caddy à fond en tâchant d’éviter les poteaux et les spéculations oiseuses.

Tu m'annonces avec aplomb qu'à la station Barbès, on dit que c'est "un métro algérien". Aïe. Quelqu'un t'aurait mis dans la tête ces préjugés racistes sur l'invasion de la France par les étrangers. Il est vrai que la station Barbès connaît une fréquentation fortement maghrébine. Bon et alors ?  
Je m'apprête donc à t'asséner une longue tirade à vocation humaniste, sur le thème de la fraternité entre les peuples, quand soudain je comprends: à la station Barbès, le métro sort de terre. Et ton fameux "métro algérien" est en fait un métro... aérien. C'est malin.

Quand j'ai acheté cette cassette vidéo, j'avais le souvenir vague d'une poursuite à cheval spectaculaire. Il y avait aussi, je crois pas mal d'explosions, dont tu es féru. Tout ce qui fait ton bonheur. Mais le film se déroule et je m'aperçois qu'il sombre dans l'ultra-violence. Je suis au bord de la nausée. Je songe sérieusement à interrompre le massacre.
Toi, tu assistes impassible à une ultime giclée de mitrailleuses arrosée de sang, suivie d'un saucissonnage à l'arme blanche,. Mais quand le héros libère la femme et l'embrasse d'un long baiser langoureux, tu détournes la tête en grimaçant "Beurk!"...

C'est l'heure du flash à la radio. Une voix féminine égrène toutes les informations du moment.  Tremblement de terre en Iran, hausse du prix de l'essence, changement de président au Burundi, accident d'avion en Espagne... Tu écoutes tout ça, stupéfait. "C'est incroyable, cette fille... Elle sait tout !"

Un drame vient de faire irruption dans ta vie. Il porte le nom terrible de "constipation". Plié en deux sur la lunette des WC, tu roules des yeux exorbités dans lesquels se lit une souffrance inconnue. Et surtout la peur panique. Quand tu desserres les dents, c'est pour me dire dans un spasme ultime: "je vais mourir". Et c'est sincère. Tu me regardes pour la dernière fois.
Tout dans le contexte, ton pantalon en bas des jambes, ton pan de chemise flottant, le papier hygiénique déroulé en vain et ton visage apoplectique, devrait me porter à sourire. Pourtant je n'y songe pas une seconde.
Et quand finalement un "plop" libérateur se fait entendre au fin fond de la cuvette de tous les dangers, et que tu reviens sur les rives de la vie, c'est en rescapé de l'enfer abdominal que je t'accueille, tandis que le fleuve Styx est aspiré par les entrailles de la Terre dans un tourbillon de chasse d'eau.

Depuis cet épisode, ta décision est prise. Tu ne me l'as pas formulé clairement, ne jugeant pas utile de me mettre dans la confidence. Mais je l'ai deviné: dans la vie, désormais, tu as fait le choix de ne plus faire caca. Ton regard calme et assuré ne laisse aucun doute sur ta détermination. On ne t'y reprendra plus. Cette activité fécale n'est définitivement pas pour toi. Sans façon. Parlons d'autre chose.

Je tente un raisonnement sur la base de données biologiques incontournables, qui ne t'atteint pas le moins du monde. Père, c'est très aimable de vous pencher ainsi sur mon intimité rectale, mais ma position est intangible. Plus de caca. La chose n'est même pas négociable.
Malgré ce qui pourrait sembler une aberration physiologique, je ne peux m'empêcher d'avoir pour toi un peu d'admiration. Du haut de ton mètre dix, ayant analysé froidement la problématique constipatoire et ses incidences désastreuses, tu n'as pas cédé à l'auto apitoiement, la plainte et l'imploration du ciel. Tu as tout simplement choisi, avec courage et une grande force intérieure, de t'affranchir des lois élémentaires de la biologie de cet asservissement sans nom qui conduit l'Homme régulièrement à la lunette de l'indignité.
Qu'importe qu'au terme de quelques jours de sédition tu aies dû rejoindre le troupeau résigné des défécateurs, ce sursaut d'honneur qui fut le tien face aux contingences organiques immémoriales t'a valu mon respect, celui pour les grandes causes incertaines et les combats perdus d'avance.

Tu sais, je ne peux pas garder tous les dessins que tu me fais. J'en ai déjà un classeur complet. Alors je sélectionne. J'élimine les redîtes, comme cette vingt-troisième tour en flammes avec des gens morts aux fenêtres. Qu'a t-elle de plus ? Oui, c'est vrai, il y a ces explosions de voitures au sol qui rendent l'oeuvre intéressante, ou ces parachutistes dans le ciel qui se font zigouiller par un avion fou. Bon j'hésite. Mais finalement je ne garde pas.
Bien sûr, tu n'en sauras rien. Je fais mine de classer immédiatement ton dessin dans les grandes archives mondiales de la création contemporaine de mon fils. Tu t'en repars, fier de cette contribution et de cet adoubement paternel. Mais à peine as-tu le dos tourné, que je fais suivre à la tour en flamme le chemin de la poubelle. Avec quand même un petit pincement au coeur, je ne suis pas un monstre. Et surtout, je ne suis pas idiot, je l'enfouis profondément sous les papiers de la corbeille, après l'avoir plié en huit.

Jusqu'au jour où tu es remonté quatre à quatre (j'entends encore ta clameur incrédule dans les escaliers) pour déboucher dans l'appartement avec au bout du bras la fameuse tour en flammes pliée et sérieusement endommagée. Je blêmis. Tu m'annonces sur un ton décontenancé que tu l'as retrouvée dans la poubelle verte d'en bas, en y jetant des ordures. La tour infernale était remontée à la surface. Me voila confondu.

Je m'apprête à bredouiller un "je peux tout expliquer !" comme dans les mauvais films policiers, quand d'instinct, je trouve la bonne attitude: la surprise indignée (bien vu !). "Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Qui ? Par quel mystère ? Qui a osé ?" Je saisis la feuille de papier la déplie précautionneusement comme s'il n'y avait rien de plus précieux sur Terre (et à cet instant, au vue de l'enjeu, c'est le cas !) et mime à la perfection le soulagement de l'avoir retrouvée. Puis, une main sur l'épaule, te félicite de ce sauvetage in extremis (le camion-poubelle allait passer dans les dix minutes, et d'ailleurs on entend déjà son sinistre grondement en haut de la rue !).

C'est ton tour d'être soulagé. Mais de toutes façons, tu n'y croyais pas. Ce ne pouvait être qu'une erreur grave. Un improbable et malheureux concours de circonstances.  Tout de même, dans ta stupéfaction, il y avait une infime part de doute, une micro-brêche dans la confiance. Comme de reconnaître les pantoufles de son père aux pieds du Père Noël. Ma bonne réaction (ouf !) a colmaté tout ça. Tu es reparti du même pas assuré vers ce même monde où les pères ne plantent pas de couteaux dans le dos tourné de  leurs enfants.

Pardonne moi cette supercherie. C'était un mensonge qui préserve la vérité. Sur le fond, je ne te trahis pas. D'ailleurs, cette vingt-troisième tour en flammes défroissée est allée rejoindre le grand classeur, avec quelques détails que les autres n'ont pas: des taches de gras, qui témoignent de son détour par les poubelles de l'Histoire.