« La fille et moi,
n’avions pas besoin
de cette culotte »


Aujourd’hui, on a voulu me vendre une cuisine intégrée par téléphone. J’ai  saisi l’occasion de parler un moment avec cette jeune fille, si soucieuse de mon confort. La façon dont elle me décrivait mon futur intérieur avait quelque chose d’émouvant : le four électrique, les plaques chauffantes, le tout serti de boiseries… Ca sentait bon le plat qui mijote, le bonheur ouaté, ces postures de couples épanouis que prennent les figurants en tablier de cuisine dans les catalogues.

J’ai été longtemps fasciné par un vieux mode d’emploi d’une cocotte-minute, trouvé dans une brocante. Le slogan (un peu daté, c’est vrai) affirmait sans ambages : « Seb, c’est bon, c’est le bonheur ». Dans des couleurs un peu trop acidulées, la femme en tablier vichy tendait une cuiller en bois, le mari en chemise blanche goûtait avec une visible délectation, les deux enfants aux joues rouges mimaient la jalousie de ne pas être encore servis, et la grand-mère joignaient les mains sur la poitrine, chavirée à la vue de cette famille idyllique.

Cette image m’avait fait horreur. Je m’étais juré de ne jamais être ce mari en chemise blanche, ou alors de soulever le tablier vichy et de prendre à la hussarde la mère de famille, là sur la table de la cuisine, en bousculant la castratrice cocotte Seb, qui répandrait au sol son écoeurante mixture sur les chaussons de la grand-mère (et les enfants au lit sans manger, hop). Car il me semblait qu’il manquait à ce tableau, une touche de sauvagerie.

Jadis, j’avais, comme tout enfant digne de ce nom, subtilisé le catalogue de la Redoute à ma mère, pour y approfondir ma connaissance de la Femme. Cette époque de disette érotique faisait des pages lingeries un haut-lieu de ruminations sulfureuses. Dans mon esprit enflammé, il me semblait (ce n’était pas très clair) que les petites culottes étaient livrées en 24 heures chrono, avec la fille dedans… (Auquel cas, le prix semblait très abordable).

Je ne saurai jamais si la publicité était mensongère. Sans doute. On abuse tellement de la naïveté des enfants… Je n’ai pas envoyé le bon de commande. Je n’étais pas vraiment sûr que ma mère accueille comme elle le mérite cette nouvelle venue dans la famille. J’aurais bien sûr plaidé le prix très abordable (ma mère était sensible au concept de « bonne affaire », et là c’en était une !), au surplus nous lui cédions la culotte sans problème. Nous mêmes, la fille et moi, n’en avions pas besoin (au contraire).

Voilà pourquoi cette attirance pour la cuisine intégrée, ce matin au téléphone. Il y avait le désir inconscient que la fille fut livrée avec. Son offre commerciale restait assez floue sur ce point, et autorisait toutes les spéculations. Je fus rapidement fixé. Ma proposition d’introduire cette fameuse touche de sauvagerie à laquelle je tiens,  par une position à la hussarde, dite « de la cocotte Seb » sur l’émail doux de son plan de travail, fut accueilli avec froideur.

L’enfant que j’étais obtint au passage confirmation, pour l’autre affaire en cours : la fille de La Redoute. Elle n’aurait pas été non plus dans le slip. A tous les coups. C’était la même duperie. La fille n’était là que pour faire succomber un enfant trop fragile, trop pur, trop confiant en la nature humaine et dans la générosité de la vie.